Les Heures perdues de Pierre Barthès, répétiteur en Toulouse,

ou les choses dignes d'être transmises à la postérité arrivées en cette ville ou près d'icy

Novembre [1755]

Incendie

La nuit du 4e au 5e de ce mois, une grange que le Sr. Baric possédoit au fonds de son jardin, derrière l'église de St. Nicolas, fut entièrement consumée par les flames à l'heure après minuit. On présuma que le feu y fut mis méchamment par quelque ennemi dud[it] Baric qui se plaignoit de beaucoup d'autres vilains tours qu'on luy avoit joué cy devant et qui tendoient tous à sa ruine. Les troupes batirent la généralle l'heure susd[ite] et s'y rendirent ainsy que la procession de St. Nicolas. S'il est vray ce qu'on soubçonnoit, cella ne dément pas le proverbe vulgaire à l'égard de ceux qui peuvent dire à Toulouse et partout :
Qui a boun bezi, a boun mayti.

Gouverneur en Languedoc

Par la Gazette de France du 1er de ce mois, article de Versailles, nous apprennons que le 27e octobre passé, Mr. le comte d'Eu a prêté le serment de fidélité entre les mains du Roy pour le gouvernement du Languedoc, à la place de feu Mr. le prince de Dombes. Il est dit aussy que le maréchal duc de Richelieu s'est démis de sa lieutenance générale de cette province et que le Roy en a disposé en faveur du duc de Mirepoix, chevalier des ordres de sa Majesté, lieutenant général de ses armées et cy devant son ambassadeur extraordinaire auprès du Roy d'Angleterre. Sa Majesté a nommé le duc de Mirepoix pour commander dans la même province à la place du maréchal duc de Richelieu, ce qui a été généralement du goût de tout le monde.

Homme très vieux

Par la même Gazette du 1er dud[it] article de Paris, il est dit que le nommé Eustache Le Vasseur, compagnon bourrelier, mourut sur la parroisse St. Eustache dans la 108e année de son âge, étant né au mois d'avril 1648 à Dampierre en Bray, diocèse de Rouen.

Prise de Lauriol maçon

Le 7e de ce mois, environ la minuit, on fut saisir le nommé Lauriol maçon à St. Cyprien voisin voiturier du Sr. Baric, cet homme soubconné d'avoir mis le feu à la grange de son voisin, d'en avoir goudronné le tout et d'avoir cy devant causé aud[it] Baric tous les embarras où il s'étoit trouvé, fut mené en prison pour être ouï sur les accusations contre luy formées, en attendant son jugement.

Naissance du comte de Provence

Par la Gazette de France du 22e de ce mois, article de Versailles, nous avons appris l'heureuse délivrance de madame la Dauphine qui a accouché heureusement d'un prince à qui le Roy a donné tout d'abord le nom de comte de Provence. Il naquit le 17e de ce mois à 4 heures du matin, ce qui ayant été annoncé à Paris, cette capitalle par ordre du gouverneur et des échevins en fit de réjouissances extraordinaires, ainsy que la ville d'Aix, capitalle de la Provence, dont ce prince porte le nom, qui s'est surpassée en cette occasion par les démonstrations de la joye la plus vive.
Ce prince qui affermit le thrône, et qui remplace si heureusement monseigneur le duc d'Aquitaine que la parque nous enleva dans l'enfance, confirme ce vers de Virgile sur la fécondité de madame la Dauphine.
Uno avilso, non deficit alter. Virg.

Tremblement de terre

Les nouvelles arrivées dans cette ville nous ont appris que plusieurs villes en Espagne avoient été ébranlées par un horrible tremblement de terre qui se fit sentir dans ce pays là, le 1er de ce mois, jour de la Toussaints à 10 heures du matin, qu'à Séville l'église cathédrale, la plus belle du royaume, avoit été tellement ébranlée qu'on avoit pris la précaution de la fermer, que sa fameuse tour, apellée à Gyralda s'étoit ouverte, que plusieurs personnes avoient été écrasées.
Que le même tremblement s'étoit fait sentir à Cadix, que la crue de la mer a pensé la submerger, qu'une autre ville apellée Conil est entièrement détruite, et qu'il avoit [illisible] dans cette rencontre 60 et dix personnes, sans compter ceux qui ont été engloutis dans la mer qu'on fait monter au nombre de 200 qui se trouvèrent sur la chaussée qui communique du continent à la ville, laquelle fut emportée par la violence des flots.

Lisbonne détruite

De pareilles nouvelles venues du Portugal ont annoncé la funeste catastrophe de la ville de Lisbonne, capitalle de ce royaume, la plus riche, la plus belle et la plus florissante des villes de l'Europe, qui a été entièrement détruite par ce tremblement de terre et par des feux souterrains. Voicy ce que les relations qu'on en a donné rapportent de cet événem[en]t funeste.
Que le 1er novembre à 9 heures du matin, ces horribles secousses avoint renversé la moitié de la ville, les églises et les palais, qu'il n'étoit rien arrivé à la famille royalle qui étoit par bonheur à Belem, que le comte de Perelada, ambassadeur d'Espagne, avoit été écrasé par le portail de sa maison en voulant se sauver, que le comte de Baschi, ambassadeur de France, qui demeuroit vis à vis, avoit sauvé le fils unique de ce comte infortuné, qu'il s'étoit retiré heureusement avec sa femme et ses enfans dans une métérie où il avoit reçeu tout le reste des gens de l'ambassadeur d'Espagne, que quelques jours après, lorsqu'à peine ce misérable peuple commençoit à revenir du trouble étrange, que ce terrible phénomène avoit imprimé dans leurs esprits, un feu souterrain échapé des entrailles de la terre avoit achevé de détruire et de consumer les restes infortunés de cette misérable ville ainsy que quelques autres de ce royaume, comme Cascaers et Setural qui a été engloutie avec ses habitans.
On prétend qu'il a péri dans Lisbonne la moitié de ses habitans qu'on fait monter à 100.000 âmes, que le tremblement de terre a eu différentes reprises pendant 10 heures, et que la perte de cette ville est estimée à dix huit cens millions de livres, et que les Anglois seuls avoient perdu dans cet accident pour plus de 200 millions, que le nonce du Pape qui se trouvoit sur les lieux dans ce tems là avoit écrit au nonce qui étoit à Madrit qu'il y avoit eu 3 personnes écrasées dans sa maison, et que sa lettre étoit ainsy dattée du lieu où existoit cy devant Lisbonne.
Ce n'est donc pas sans raison qu'on peut appliquer à cette ville infortunée le sens de ce vers de Virgille, parlant du renversement de Troye occasionné par les Grecs :
Jam seges est, ubit Troja fuit. Virg. Aeneid.

Volume 4, pp. 55-61.

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