Les Heures perdues de Pierre Barthès, répétiteur en Toulouse,

ou les choses dignes d'être transmises à la postérité arrivées en cette ville ou près d'icy

May [1758]

Cérémonie de la Croix

Le 3e de ce mois, veille de l'Ascension, jour auquel pendant les Rogations on a toujours pratiqué à Toulouse la cérémonie de baigner la Croix, et faire la procession sur la rivière, n'a pas été faite cette année. Les pêcheurs très bien fondés dans le reffus d'y assister, les fraix étant de leur côté, tandis que les moines de la Daurade ayant supprimé petit à petit, année par année, leurs honneurs et prérogatives, en ont retiré jusqu'à ce jour les revenus selon l'opinion commune. Quoiqu'il en soit, cecy est sans exemple depuis la fondation de cette cérémonie et on ignore encore ce qui en résultera pour ceux qui y sont intéressés.

Mort du pape

Benoît XIV (Prosper Lambertini), boulonois, né le 31e mars 1675, nommé cardinal le 9e décembre 1726, élu au souverain pontificat le 17e août 1740, mourut en son palais à Rome le 3e may 1758 âgé de 83 ans, un mois, deux jours, a siégé sur le thrône de Saint Pierre 17 ans, 8 mois, 18 jours. C'est le seul depuis le prince des apôtres qui a tenu les clefs apostoliques plus longtems qu'aucun autre. Le conclave à son élection dura 7 mois quelques jours. Il a fait 60 cardinaux durant son pontificat, du nombre desquels il en est mort dix-huit. Il en a laissé 55 qui composent le sacré collège. Il a fini sa vie d'une rétention d'urine avec inflammation au bas ventre et d'un catharre.
La sagesse, la modération, la vaste érudition et l'affabilité de ce chef de l'Eglise catholique rendront sa mémoire célèbre et le font universellement regreter. La mort assujetit la thiare et la houlete.

Cavalcade

Mr. de Bonrepos, procureur général au Parlement de cette ville, avec Mr. le président Riquet, ayant fait le mariage de madlle Bonrepos avec led[it] seigneur président son cousin germain, les ouvriers employés au service de l'hôtel de Mr. le procureur général, et ceux qui travailloient pour led[it] seigneur président, s'étant conciliés entre eux pour faire honneur à ces messieurs et célébrer avec pompe et magnificence l'époque d'une si belle union, formèrent une compagnie d'houssards habillés des couleurs de ces grands et partirent le 21e de ce mois, jours de dimanche, de l'esplanade où ils s'étoient assemblés au nombre de 72, tous bien montés au son des timballes et des trompetes, pour aller à Castelmoron attendre les nouveaux mariés avec tous les messieurs et dames de la compagnie qui partirent de Bonrepos pour venir à Toulouse. Ils firent leur entrée en cette ville escortés de cette belle compagnie et de la mareschaussée qui les conduisit, au bruit des instrumens, par les rues les plus belles depuis la porte de Matabiou jusques à leur hôtel avec beaucoup de grâce, d'ordre et d'arrangement. Tout le monde en fut fort satisfait et Monsr. le procureur général, qui comme tout le monde scait, ne cède à personne en grandeur et en magnificence, fut très sensible à l'honneur que cette compagnie luy fit et les traita tous à Castelmoron, où les tables furent servies avec profussion et délicatesse par les officiers et domestiques de sa maison, vizités par luy-même qui partit de Bonrepos à cheval pour les voir dinner, assurés de sa protection de sa propre bouche et remerciés en termes polis et gracieux de l'honneur qui ces messieurs faisoient à sa famille dont il leur protesta vouloir en conserver le souvenir, ce qui les combla tous de plaisir et de joye. L'étendard de ces houssards, portés par le Sr. Laval marchand chaussetier de cette ville, étoit peint de chaque côté aux armes de monsr. le président Riquet surmontées d'un rouleau où étoit écrite cette devie que je leur donnai :
Splendent feliciter ambo
Ils brillent tous les deux d'un feu toujours propice.
Cette devise surmontée elle-même de deux étoilles qui désignoient Castor et Pollux, astres très favorables à la navigation, faisoit allusion au bonheur que les voyageurs sur le canal, qui appartient à ces maisons, reçoivent des attentions et de la protection des messrs de Riquet autheurs de cet ouvrage si magnifique qui procure à cette ville tant d'avantage et d'utilité.

Pendaison

Le mardy 30e de ce mois, par arrêt du Parlement, fut pendu à St. George un homme de 30 à 35 ans, des environs de Villemur, convaincu de voler du bléd qu'il vendoit ensuite. Ayant été pris sur le fait, il fut condamné par sentence du sénéschal dans les prisons duquel il étoit détenu, cette sentence ayant été révoquée par la Cour, elle le condamna à mourir, en exécution duquel arrêt il fut conduit par la mareschaussée à la place des exécutions où, avant d'être expédié, il déclara dans son testament de mort avoir tué, il y avoit 15 ans, conjointement avec la servante de la maison où il étoit, son maître qu'ils jettèrent ensuite dans la rivière du Tarn, sans que jamais il eut été recherché pour pareil crime, pas même soubconné. Son cadavre fut cédé aux chirurgiens pour leurs démonstrations à l'amphithéâtre.

Nouvel archevêque à Toulouse

Le Roy, après la mort de monsieur du Crussol notre dernier archevêque, mort à Paris comme j'ay raporté, pour ne pas faire languir les Toulousains et le diocèse après un nouveau pasteur, a nommé à cette éminente dignité Messire Arthur-Richard de Dilon, évêque d'Evreux en Normandie, comme nous l'avons appris dans ce mois cy par les nouvelles publiques.

Aqueduc de la Dalbade

Dans ce mois cy, vers le commencement, la voûte de l'aqueduc de la place de la Dalbade, dont le coulant passe sous la rue du pont qui va dans l'isle de Tounis et se jette dans la petite rivière de Lissac, s'enfonça tout à coup dans cette rue et laissa voir un trou de plus de 4 canes de profondeur. Cette voûte, qui n'étoit pas bâtie mais taillée dans la balme s'étant ramollie par le laps du tems et par l'humidité continuelle de ce souterrain, s'abatit et entraîna les terres qui la couvroient jusques au pavé de la rue où par bonheur personne ne se trouva lors de cette chute. On a d'abord étayé les maisons des deux côtés, comme risquant beaucoup, et les terres du côté de cet abisme, pour nétoyer le bas et viziter la voûte pour la rétablir avec plus de scureté. On a ouvert plus loin en tirant vers le pont pour travailler avec clarté et avec plus de solidité à la voûte qu'on a dessein d'y bâtir en brique dont a fait provision en quantité. On a pratiqué sur le fossé qu'on a fait un espèce de pont pour faire passer le peu de denrées qui sont nescessaires aux habitans de cette isle qui sont extrêmement incommodés par le déffaut des gros charrois, comme pour le vin, sarmens, fagots et bois à brûler notamment pour les teinturiers qui sont obligés de le faire embarquer au port Garaud, le décharger dans le Ramier de la poudre, le rembarquer encore pour le remetre ensuite sur les ports de Tounis où ceux qui y sont intéressés vont prendre le néscessaire et le faire transporter chés eux, ce qui leur cause de grands embarras et biens de dépenses dont ils se seroient passés. On a bâti un pont de planches qui, du radeau de la Dalbade, communique dans l'isle pour faciliter aux massons qui y font le mortier le transport des matériaux à pied d'oeuvre.

Volume 4, pp. 128-133.

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