Les Heures perdues de Pierre Barthès, répétiteur en Toulouse,

ou les choses dignes d'être transmises à la postérité arrivées en cette ville ou près d'icy

Mars [1754]

Fille pendue

Le 1er de ce mois, jour de vendredy, à quatre heures de l'après midy, on pendit à la place St. George une fille très bien faite, native de Nismes, ou des environs, convaincue d'assassin et de vol, c'est la même qui avoit été condamnée au même supplice le mois d'août passé, on suspendit l'exécution pour s'être déclarée grosse. Elle avoit servi deux ou troix ans dans les grenadiers de Bourbonnois, faisant son service comme un autre soldat, et malgré les sollicitations qui ont été vives, par un ordre du chancelier à qui on avoit écrit en sa faveur, l'arrêt, si longtems retardé, a été mis à excécution cejourd'huy. Le cadavre a été livré aux chirurgiens pour leurs leçons anatomiques.
Cette héroïne de nos jours a couronné tant de gloire par une fin honteuse, ce qui nous prouve que la justice divine ne perd rien de ses droits ainsy que le dit Phèdre dans ses fables Malefactorem sua pana manet.
Tôt ou tard le coupable est puni de son crime.

Remarques sur l'hiver de cette année

L'hyver qui vient de finir le 20 de ce mois, et qui de mémoire d'homme a été le plus long eu égard au froid continuel qui, depuis la Noël et quelques jours avant jusques à ce jour que j'écris, n'a pas cessé d'être vif et piquant nous fournit trop de matière de réflexion pour ne pas en dire un mot en passant.
La rareté du bois à brûller, qui a été si grande que le plus grande partie des habitans de cette ville n'en avoient pas du tout et n'ont pu même en avoir de longtems. Le charbon qui (comme j'ay rapporté sur la fin de l'année dernière) par la connivence des marchands avec les commissionaires a été encore plus rare que le bois, jusques à causer des émeutes sur les charrettes entre les personnes qui vouloint acheter du peu qui arrivoit, et qui souvent n'en pouvoint avoir du tout après bien de la peine. Le peu de fourrage qui s'est trouvé, causé par l'extrême sécheresse de l'été dernier. Les eaux qui ont été fort basses dans la rivière de Garonne et qui ont empêché la facilité du transport de quantité de denrées qui viennent à la ville par cette commodité. Tout cella, dis-je, n'a pas peu contribué à l'incommodité publique et qui auroit été encore plus grande si messrs les capitouls, par leurs soins et leur vigilance soutenue par des arrêts de la Cour de Parlement, n'avoient forcé quantité de charretiers de la ville à fournir un nombre fixé de voitures pour aller à Bouconne chercher du bois pour être ensuite distribué aux particuliers par billet et par règle, ce qui a soulagé beaucoup de personnes qui sans ces précautions auroient grandement souffert de la disette généralle.
Tout cecy nous prouve que la prévoyance en toutes choses dans un tems commode et sec, dès lors qu'on peut le faire, ne gâte jamais rien et procure la tranquillité dans les saisons ou tout étant plus rare devient aussy plus cher et plus difficile à acquérir.
Exemplo namque est, magni formica laboris
Horace.

Mr. le duc de Richelieu en ville

Le 23e de ce mois, après la tenue des Etats de la province, il partit de Montpellier pour se rendre à Toulouse où il arriva à une heure après minuit au bruit du canon qu'on avoit placé sur le rempart. Il a logé à l'archevêché où la ville avoit fait meubler des appartemens. Il y a eu dans la cour de ce palais, pendant tous le tems qu'il a resté en ville, une garde de 50 hommes, un capitaine, un lieutenant, le drapeau et deux sergens des bataillons d'Anjou. Il a vizitté une partie des travaux publics et notamment l'hôtel de ville où il a ordonné qu'on bâtiroit un logement pour luy quand il viendroit, ne voulant plus loger dans des maisons particulières. Il a veu, avec une satisfaction singulière, les moulins et le foulon. Il est parti pour Paris le 29e à midy, la mareschaussée au devant, et les troupes rangées en haye depuis la porte St. Etienne, sous les armes, les drapeaux déployés, les tambours batant aux champs, à l'aspect d'une quantité prodigieuse de monde accouru pour voir ce seigneur le plus gracieux, et le plus poli des hommes.

Exécution militaire

Le 26e de ce mois, à 4 heures de l'après midy, on cassa la tête à un déserteur du régiment d'Anjou marié, ayant des enfans, il fut près à Dijon, sa patrie, après quatre ans d'absence. Cet homme d'une mine basse et triste fit exécuté au fonds du cours près la porte de Muret, théâtre ordinaire de pareilles scènes. La quête qu'on fit pour luy fut abondante, il fut enseveli à St. Nicolas.

Volume 4, pp. 1-4.

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